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Interview de Charlotte Bray

Compositrice en résidence

Le 26 septembre, l’orchestre interprétera Where Icebergs Dance Away. Le titre de cette œuvre fait écho au changement climatique et à la fonte des glaciers. Est-ce que composer de la musique est pour vous un moyen de sensibilisation et de lutte contre un phénomène global inquiétant comme celui-ci?

Oui, absolument. Je suis profondément touchée et ressens le devoir d’y répondre avec les moyens dont je dispose. Je suis persuadée que le rôle d’un·e artiste est de se sentir concerné·e et de s’exprimer. Dans d’autres pièces, je me suis concentrée sur la crise migratoire actuelle, la réunification et la destruction des frontières, le sort des Yézidis, ou les guerres en Syrie et en Ukraine. J’explore aussi d’autres effets du changement climatique tels que les feux de forêt, la sécheresse ou les migrations provoquées par le changement climatique. Puiser la motivation dans le monde dans lequel nous vivons donne une véritable direction à mon travail.

Vous avez écrit cette pièce suite à un voyage au Groenland. Comment faites-vous pour transformer ce que vous voyez avec vos yeux en sons ?

En fait, je « vois » les images dans mes oreilles. Autrement dit, quand je vois les immenses falaises de glace, j’entends dans mon esprit des accords luxuriants et ascendants qui se propagent dans l’orchestre. Le défi le plus important, c’est de les mettre par écrit ! Structurellement, la pièce est très simple: ces accords majestueux et glacials ouvrent et ferment le morceau, donnant la place à une section centrale enjouée et pleine de vie où les rayons du soleil dansent, réfléchis par la glace et l’eau. Des couches se superposent, avec des mélodies parfois pointues, parfois douces qui s’élèvent, sculptées par le vent.

Cette œuvre est en partie influencée par les remarquables créations de Zaria Forman, qui peint au pastel à partir de photos de paysages glaciaires, et tout particulièrement par son œuvre intitulée Disco Bay, un endroit que j’ai aussi trouvé très inspirant lors d’une visite en 2016.

Nous nous réjouissons de vous accueillir en tant que compositrice en résidence durant trois saisons. Nos musiciennes et musiciens auront ainsi l’opportunité d’aborder votre œuvre sous différents angles et de travailler de manière rapprochée avec vous. Quels sont les projets que vous aimeriez voir se réaliser durant cette période ?

Merci! Je suis extrêmement honorée et enthousiaste d’être compositrice en résidence, et je me réjouis beaucoup de travailler avec l’orchestre. Il y a plusieurs pièces que je serais enchantée de pouvoir partager avec le public genevois. Parmi celles-ci, mon triple concerto Germinate, qui extrait des noyaux musicaux du Triple concerto de Beethoven qui servent d’inspiration pour chacun des mouvements. Les fragments choisis sont développés et approfondis à travers toute la pièce, prenant ainsi une nouvelle vie et un nouveau caractère. Profondément enfouie, toute réminiscence de Beethoven, si tant est qu’elle soit discernable, est brève et fugace, et les éléments empruntés se dissolvent dans l’œuvre.

Reflection in Time est une autre pièce, plus courte, que j’aimerais travailler avec l’orchestre et présenter à Genève. Ce morceau pour 14 musiciens est inspiré par des jumeaux nouveaux-nés - innocents, curieux et fragiles. La sphère sonore reflète le monde nouveau et expérimente la vie présente dans le souffle, les parfums, le mouvement, les sensations, etc. C’est une danse ou un jeu à deux, souvent accompagné par l’orchestre qui colore délicatement ou ajoute une résonance subtile aux solistes.

Mais mon ambition véritable est d’écrire une nouvelle pièce pour l’orchestre. Avoir l’opportunité d’apprendre à connaître l’orchestre et ensuite d’écrire tout spécialement pour ses membres est une opportunité unique et spéciale que je saisirai avec plaisir.

Lorsque vous composez, vous imaginez les sons et les organisez sur une partition. Quel effet cela fait-il d’entendre jouer son œuvre pour la première fois ?

Excitant, exaltant, intrigant, inspirant, éprouvant – toute une gamme d’émotions! Travailler une pièce pendant les répétitions me permet d’affiner chacun de ses aspects jusqu’à ce qu’elle ressemble exactement à ce que j’avais imaginé. Une fois que tout cela est en place, il y a de l’espace pour jouer avec l’expression et les couleurs, pour trouver ou permettre à quelque chose de spécial de prendre vie. Pendant le concert lui-même, je me sens en général un peu nerveuse, j’espère que tout se passera bien, consciente qu’à ce moment-là, mon travail est en quelque sorte terminé. Mais surtout, je suis impatiente et me sens privilégiée de pouvoir partager ce dont j’ai rêvé – mon monde intérieur – avec le public.

Comment fait-on pour écrire de la musique nouvelle aujourd’hui après des siècles d’histoire de la musique ? Pensez-vous qu’il est plus difficile de composer aujourd’hui que ça ne l’était pour Haydn ou Beethoven ?

Je pense que composer de la musique est un acte parfaitement égoïste sous bien des aspects. Si nous sommes chanceux en tant que compositeurs, nous pouvons partager notre imaginaire le plus intime avec des musicien.nes qui vont ensuite le présenter au public. Nous n’avons pas d’influence sur la manière dont la musique sera perçue. J’espère toujours qu’elle sera appréciée, ou déclenchera quelque chose chez celles et ceux qui l’écouteront, mais en fin de compte, nous ne pouvons pas le contrôler. Donc à bien des égards, je ne pense pas que cela fasse une quelconque différence de composer aujourd’hui ou il y a 200 ans. Sauf que, bien sûr, nous avons maintenant à notre disposition un immense catalogue de musique, écrite et enregistrée.

Il existe des arbres généalogiques de compositeurs. En tant que compositrice, vous inscrivez-vous dans une certaine lignée ?

J’ai déjà mentionné Beethoven, qui est un compositeur très important pour moi. Byrd, et Bach avant lui, également. Puis je fais un bond en avant et je passe à  Stravinski, Berg, Dutilleux, Lutoslawski et Ligeti, avant d’arriver à la scène contemporaine. Bien que je vive actuellement à Berlin, la musique contemporaine anglaise est une partie importante de mon héritage. Je me sens privilégiée lorsque je songe aux influences, que j’ai en quelque sorte absorbées, de compositeurs britanniques exceptionnels tels qu’Oliver Knussen, Mark-Anthony Turnage, Colin Matthews, George Benjamin et Julian Anderson. Je trouve aussi constamment de l’inspiration dans la musique d’Unsuk Chin, Kaija Saariaho et Wolfgang Rihm.

 

Propos recueillis par Rémy Walter
Traduction Muriel Denzler

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